Kateb Yacine, Nedjma: Première Apparition

Surmontant un patio de maison hantée (on s’y suicida en famille avant la guerre), la villa Nedjma est entourée de résidences qui barrent la route du tramway, en bas d’un talus en pente douce, couvert d’orties

Kateb Yacine, Le cadavre encerclee, 1954, ou la premiere incarnation de Nedjma.
Ici, au théatre national tunisien, dans une mise en scène et scénographie de Réda Khrira. Narration et chants Selma Kouiret.
Rayhana du théâtre de Béjaia dans le rôle de Nedjma, Hichem Mesbah dans le rôle de Lakhdar. Les autres rôles étaient assurés par des comédiens tunisiens.

Nedjma (étoile) est LE roman de l’indépendance. Publié en 1956 au Seuil, il raconte, à travers le récit de 5 personnages plongés dans la lente agonie d’une Algérie coloniale décadente semblant faire reposer sa haine sur une population privée de tous ses repères, un amour mystique pour une femme aux contours insaisissables.
La langue de Nedjma est une langue française toute en oralité. Elle dépasse le theatre, la poésie ou la simple narration pour tirer sa force en une déclamation intérieure qui n’a d’égale, bien souvent, que le cri. Nedjma est par essence la naissance de l’Algérie, une naissance douloureuse, dans l’errance qu’incarne en elle-meme le cadre contraignant de la langue de l’oppresseur, ce « butin de guerre », comme le réclama l’auteur avant de se tourner pleinement vers les langues parlées de l’Algérie, à travers le theatre, la forme littéraire même de l’oralité. La prouesse de Nedjma est d’exploser le cadre rigoureux de la langue française pour exprimer les tréfonds de l’âme algérienne plongée dans la réalité de la nuit coloniale. Nedjma est donc, aussi, un grand roman de langue française car il est traversé d’un souffle rare.
Plus qu’un long discours qui ne pourrait être que superficiel et pédant, tant la recherche universitaire s’est penchée sur ce roman et tant la forme parle d’elle-même, voici un extrait. Il s’agit de la première mention de Nedjma, à un point à fort avancé du roman. – Madjid Ben Chikh

« L’apparition s’étire, en vacillant, et le commissionnaire pèse sur son siège, comme pour retenir le véhicule; dupe de l’intensité qui fait vibrer sa poitrine à la façon d’un moteur, le commissionnaire craint-il de s’envoler pour atterrir auprès d’elle ?
Et si la cliente rentrée chez elle, débarrassée de son voile, était devenue cette apparition… Ni lui ni elle ne savent qui ils sont ; cette distante rencontre a la vanité d’un défi.
Mustapha ne se retournera plus, jusqu’au terminus, mais verra encore la villa, encore la terrasse et la femme aux cheveux fauves dominant la pelouse : ce tableau vivant fondra sur lui jusque dans le tramway, à la station finale où il reste seul… Le conducteur maltais et le receveur Kabyle se sont dirigés vers deux bars différents… Mustafa descend enfin du tramway refroidi ; il fera le chemin du retour à pied, sans voir la terrasse, hypocritement persuadé que l’apparition ne se renouvellera plus : le commissionnaire Mustafa file droit sur le centre de la ville, redressant peu à peu sa haute taille, candide et goguenard ; ses yeux reflèteront l’audace et l’insouciance des grands immeubles qu’il ne doute pas d’habiter un jour ; il passera sa seconde nuit sous l’horloge de la gare, se jurant de ne plus suivre des cagoulardes de Beauséjour, quartier tranquille et décevant… « Toutes ces villas, tous ces palais ratés qui portent des noms de femmes… »
Surmontant un patio de maison hantée (on s’y suicida en famille avant la guerre), la villa Nedjma est entourée de résidences qui barrent la route du tramway, en bas d’un talus en pente douce, couvert d’orties ; c’est un rez-de-chaussée de quatre pièces donnant sur un couloir, qui débouche d’un même côté vers un jardinet inculte et une terrasse, où l’on grimpe par un escalier vermoulu, pas plus solide qu’une échelle ; les murs écaillée ont des tons d’épave, dans un épais jaillissement de verdure ; au sommet du talus se dressent des marchés de roc, émergeant de la broussaille que les bivouacs des vagabonds et des nomades ont tondue, calcinée, réduite à l’état de remblai, sans venir à bout des jujubiers et des cèdres penchés en arrière, coureurs éblouis à bout d’espace et de lumière en un sprint vertical, le tronc dégagé, les branches tendues vers le sol, en l’épanouissement hérissé des figues de Barbarie, de l’aubépine, de l’airelle ; lointaines pourtant, les oranges tombent d’elles-même au fond de ce Frigidaire naturel ;

un vieux chat y vient boiter les vents pas, pensif et calamiteux, fixant diaboliquement une toile d’araignée suspendue à sa moustache ; cet orgueil de félin donne-t-il l’illusion d’être encagé en plein maquis par les démons de la canicule ? Tout le bombardement de midi, concentrant le feu, n’altère l’ombre touffue ni de ses irrésistibles succions, ni de son errance acharnée d’incendie en quête d’air ; sur la route, les enfants sans souliers n’arrêtent pas de botter leur ballon percé… Paradoxe d’enfant, solennelle sauvagerie ! Un cycliste dérape et se relève, ravi de la distraction des joueurs en herbe ; du moment qu’ils jouent ils ne songeront pas à se moquer du cycliste écorché ; mais le ballon pouffe en dévalant le talus, et c’est l’objet qui consume tout le comique de la chute… La route rejoint par une ruelle le sommet du talus ; une nouvelle ruée de feuillage disparaît sur un fond de terre rouge, où l’eau coule de source ; il pleut rarement sur la pleine de l’est algérien, mais à torrent ; la Seybouse miraculeusement engrossée s’y délivre, en averses intempestives de fleuve à l’agonie, vomi par les rivages ingrats qu’il a nourris ; extatique, d’un seul et vaste remous, la mer assombrie mord insensiblement dans le fleuve, agonisant jaloux de ses sources, liquéfié dans son lit, capable à jamais de cet ondoiement désespéré qui signifie la passion d’un pays avare d’eau, en qui la rencontre de la Seybouse et de la Méditerranée tient du mirage ; l’averse surgit en trombe, dégénère, éternellement avorté ; les constellations se noient d’une nuit à l’autre dans l’embrun, subtilisées ainsi que des escadrilles au camouflage vaporeux ; porte-avions, tirant des flots bouleversés quelque essence de planète, en dépit des crépitements du ressac, l’orage rassemble ses forces, avec l’imprévisible fracas d’un char tombé de gouffre en gouffre ; fantôme cramoisi effilochant au vent d’ouest son hamac, traine un soleil grimé, calumet sans ardeur s’éteignant dans la bave d’une mer lamentablement vautrée, mère de mauvaise vie et de sang froid qui répand dans la ville un air de maléfice et de torpeur, fait de toute la haine de la nature pour le moindre geste et la moindre pensée… « Pays de mendiants et de viveurs, patrie des envahisseurs de tout acabit, pense Mustapha, pays de cagoulardes et de femmes fatales… »  »

– Kateb Yacine, Nedjma, Paris Le Seuil, 1956

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