17 octobre, ou l’impossible réparation

C’est cela une commémoration, et c’est glauque, une commémoration. Les commémorations, c’est ce dans quoi nous ne finissons pas de nous débattre, de nous taper la tête contre les murs, parce que jamais le tableau n’est assez complet, assez précis. C’est une mémoire qui saigne et dont le sang jamais ne s’arrête de jaillir.

Depuis 1962, notre passé et notre présent sont rythmés d’incessantes commémorations, nous vivons dans une sorte de deuil permanent d’on ne sait plus trop quoi. Parfois, c’est un peu comme si les crimes récents ne serviraient qu’à alimenter les commémorations de demain.

C’est pratique, des commémorations, pour un peuple privé d’histoire, gavé d’un ersatz desséché de religion à pas chère, privé de politique et privé d’avenir. Ça le rive dans une sorte d’apesanteur du présent où il s’estime heureux d’être encore en vie et d’avoir à manger, ça entretient des haines faciles.

Et puis, ça renvoie la question de l’avenir à une peur sourde de mourir, une peur faite de non-dits contenus dans les évocations d’un passé glorieux recomposé et coupé de toute historicité, de toute interrogation, le rappel des heures sombres, colonisation, guerre d’indépendance, « Décennie noire »… Les commémorations, c’est la tombe creusée dans laquelle nous nous débattons en cherchant à tâtons un futur dans ce passé dans lequel nous ne pourrons jamais rien trouver que le vide qui nous a été réservé.

Les commémorations, ce sont des mensonges acceptables.

Nous commémorons le 17 octobre 1961. Ce jour là, à l’appel de la Fédération de France du FLN (dont les militants seront dès l’indépendance pourchassés par le nouveau régime présidé par Ahmed Ben Bella), des hommes, des femmes et leurs enfants descendent dans la rue pour protester contre le couvre-feu qui interdit aux algériens de sortir le soir. Des bidonvilles qui s’amoncellent en bordure de la capitale et des quartiers du 18ème arrondissement de Paris sortent des foules denses convergeant vers le centre de Paris pour défier un état de siège raciste, ne visant que les basanés.

Car depuis plusieurs mois, ce sont des dizaines d’algériens qui disparaissent, ce sont des cadavres que l’on retrouve dans le canal de l’Ourcq du côté de La Villette. En cette soirée du 17 octobre, ce sont des centaines qui sont tués, matraqués, abattus à bout portant, jetés dans la Seine. Les autres, par milliers, sont arrêtés et emmenés au Vélodrome d’hiver où ils seront gardés durant des heures, des jours, maltraités et parfois là encore tués. On ne sait pas combien sont morts. 200? 300? 400? Plus? Les archives n’ont été partiellement ouvertes qu’en 2013, on finira peut-être par savoir.

Ce que l’on sait, c’est que la police française, les conducteurs de bus, les agents du métro ont collaboré à cette « ratonnade », cette chasse au « raton », l’arabe. On sait aussi que les cafés et même le siège du journal L’Humanité ont fermé leurs devantures, et que peu de parisiens ont aidé ces algériens et ces algériennes qui, pour l’occasion, s’étaient habillés du mieux qu’ils avaient pu, pensant ainsi n’effrayer personne, être irréprochables. Un crime en plein cœur de Paris, des français au balcon et rien, personne pour s’opposer.

Le lendemain, la presse est censurée. Les policiers qui veulent témoigner sont bâillonnés avec l’aide des syndicats. Le préfet de police qui a surveillé toute l’opération, Maurice Papon, celui là même qui s’était distingué dans une équivalente chasse aux Juifs durant la collaboration ainsi que dans des déplacements et le meurtre dans l’oranais de dizaines de milliers d’algériens privés de nourriture et dont les cadavres ont été jetés dans des fosses retrouvées parfois plus de trente ans plus tard dans les régions de l’ouest, n’est pas le moins du monde inquiété. Il sera même ministre dans les années 70.

C’est cela une commémoration, et c’est glauque, une commémoration. Les commémorations, c’est ce dans quoi nous ne finissons pas de nous débattre, de nous taper la tête contre les murs, parce que jamais le tableau n’est assez complet, assez précis. C’est une mémoire qui saigne et dont le sang jamais ne s’arrête de jaillir. C’est une mémoire qui ne parvient pas à faire histoire.

Nos commémoration, ce n’est pas une gerbe de fleurs, trois petites larmes et une bonne conscience. Ce sont des meurtres commis sciemment enrobés du silence des coupables, c’est la haine qui est monté en nous quand on nous traitait d’affabulateurs, de menteurs, de geignards, quand on nous disait que nous jouions les victimes, « Les arabes, toujours à se plaindre ».

Parce que si l’on regarde ce 17 octobre, alors surgissent d’autres crimes, et derrière ces crimes d’autres encore, et on ne sait plus trop par où regarder, entre ces déportations de masse des années 1840, des années 1870, des années 1930, des années 1950. On ne sait plus trop comment faire sans apercevoir ces charniers ni être obsédés par ces crânes de nos ancêtres encore de nos jours conservés par la France.

On ne sait plus trop, non plus, comment faire pour échapper aux contradictions de la légende érigée en vérité officielle par le pouvoir algérien et qui tient lieu d’histoire de la guerre de libération et dont les zones d’ombre permettent aux nostalgiques de l’empire français de s’immiscer et créer du doute parmi les jeunes algériens pour qui l’histoire n’est, justement, qu’une suite de commémorations dont ils ne saisissent plus très bien le sens.

Fuck commémorations! C’est d’histoire dont nous avons besoin.

Les commémorations, en réalité, c’est surtout pour l’ancienne puissance coloniale qu’elles sont utiles. C’est la concession à minima. Nous, elles nous enferment.

Ces commémorations alimentent chez nous le mirage des réparations. Une lubie comme une autre, cet « oncle d’Amérique » de l’ancien colonisé et qui, tel cet « oncle d’Amérique », jamais ne viendra. Il n’y aura jamais de réparation.

Combien faudrait-il que la France paie pour réparer des dommages qui n’ont aucun prix, cette culture écrasée, ces populations déplacées, le tissus social dépecé et exsangue, cette pauvreté, ce sentiment d’humiliation, toute ces souffrances, à combien peut-on les évaluer, et à partir de combien de trillions d’euros pourrait-on dire, ah, oui, tiens, là, oui, ça va, ça fait plus mal, ça fait même du bien, merci, c’est gentil.

Non. Il n’y a pas de réparation possible, il n’y aura jamais de réparation du crime. Jamais. Le sang qui a coulé coulera forever.

Nous devons faire notre deuil de cette illusion qui n’est qu’une illusion, une illusion qui au demeurant nous fait mal, ravive la plaie et nous enferme dans l’attente d’une délivrance qui jamais ne viendra car nous (nous) sommes déjà délivrés, et c’est ce que nous fêtons le 5 juillet. Ces commémorations bloquent cet avenir qui est là.

Ces commémorations alimentent également un désir d’excuses. Les excuses, cette tarte à la crème des relations entre états, qui se monnaient, qui s’achètent, ce puit sans fond qui jamais ne pourra calmer les âmes en déserrance de nos ancêtres.

Où je vis, régulièrement je vois la Corée demander au Japon de s’excuser pour les crimes commis entre 1912 et 1945. Alors, le Japon envoie de l’argent sans s’excuser. En Algérie, Total signe un contrat.

Des excuses pour quoi, exactement. Oh, pardon, on ne savait pas… Pour le traitement infligé à l’Émir Abdel Khader? Pour avoir écrasé nos tribus tentant de se défendre? Pour le pillage de la Casbah? Ou pour sa destruction? Pour ne pas avoir remboursé les dettes contractées durant les guerres napoléoniennes? Pour ne pas avoir payé les importations de blés du temps du blocus? Pour le décret Crémieux qui a instauré un régime d’apartheid et distingué les colonisés en fonction de critères raciaux et religieux en nous séparant de nos frères et soeurs juives? Pour les expropriations de centaines de milliers de fermiers remplacés par des français de métropole chez qui ils durent travailler pour un salaire de misère? Pour les taudis dans lesquels la population a du se résoudre à vivre après la destruction des maisons et les déplacements, les expropriations de villas aristocratiques dans la région de Tlemcen et la réduction de ces grandes familles dont certaines avaient vu Damas et Cordoue du temps de leurs grandeur à une quasi-mendicité? Pour n’avoir construit ni routes, ni hôpitaux ni écoles là où les intérêts de la France n’étaient pas concernés? Pour avoir instauré une société urbaine blanche, française, totalement coupée de la réalité du quotidien de la masse du peuple réduit à une vie totalement désorganisée par la prédation coloniale? Pour avoir déstructuré notre quotidien, nos cultures et instillé le fruit du mépris pour notre culture populaire? Pour nous avoir fait accroire qu’avant la France il n’y avait rien? Que nous n’étions rien? Pour avoir réduit un peuple alphabétisé à près de 40% en 1830 à un peuple analphabète à 85% en 1962? Pour nous avoir appris à nous mépriser les uns les autres? Pour les essais atomiques de Regganne de 1961 à 1965? Pour les essais chimiques dans le Sahara jusque 1976?

Pour avoir très tôt utilisé notre présence en France comme une simple variable d’ajustement aux problèmes économiques et politiques de ce pays? Pour avoir amnistié les putschistes de l’OAS? Pour avoir fait traîner cette guerre 8 ans avec son million de mort? Pour les crimes de Setif et Guelma en 1945? Pour avoir torturé? Pour la guerre psychologique des années 1958/1960? Pour avoir parqué les algériens dans des bidonvilles jusque dans les années 70? Je continue la liste?

Je vous dis, quand on commence à commémorer, on ne sait plus par où regarder, alors des excuses, une ligne dans un discours, à qui cela peut-il vraiment s’adresser si ce n’est à la population de l’ancienne puissance coloniale, afin qu’elle se donne bonne conscience quand au même moment la situation des populations dans les Départements d’Outre-Mer nous montre que non, la France n’a rien compris de ses crimes et qu’elle les prolonge jusque de nos jours en maintenant ces territoire dans une situation de précarité digne du tiers-monde, quand elle n’y instaure pas des régimes dérogatoire à son sacro-saint « universalisme » en limitant le droit du sol à Mayotte. Et la petite ligne au sujet des crimes abominables commis à Madagascar, elle est où?

C’est une reconnaissance que nous attendons. C’est d’histoire dont nous avons besoin. C’est d’une reconnaissance claire, nette, détaillée des crimes commis. C’est d’une étude des cadastres anciens, c’est d’une étude des déplacements, qui a été déplacé, et où, et comment, et combien sont morts en chemin? C’est une explication rationnelle de pourquoi la population algérienne a baissé entre 1830 et 1875. Nous avons besoin de mieux connaitre la mécanique corruptrice et quasi-mafieuse du « Parti colonial », ce réseau mêlant hommes politiques et milieux financiers pour renforcer l’empire et son emprise ainsi que faire échouer toute tentative d’adoucissement pour les populations colonisées. Nous exigeons des noms.

Ce qui est nécessaire, c’est une reconnaissance sans condition, sans équivoque du caractère criminel de l’entreprise coloniale, et de son caractère multidimensionnel, humain, économique, social, culturel afin d’avoir enfin, de part et d’autre, une représentation commune de l’étendue des dégâts et des crimes commis. Nous avons besoin d’une reconnaissance par la France de l’étendue des mensonges par lesquels elle a enveloppé son impérialisme.

Et alors, que ce soit aux historiens de faire leur travail.

C’est dans ce cadre que la restitution des crânes se situe. C’est dans ce cadre que la restitution des clefs d’Alger (illustration de cet article) se situe. C’est dans ce cadre qu’un accès facilité des deux côtés de la Méditerranée au stock d’archives intégral de la colonisation se situe.

Très souvent, l’argument avancé est que de nombreux crimes ont été commis par des algériens eux-même. À cela nous disons, « oui, on sait, vous nous avez pris pour des merdes pendant 132 ans, c’est pas une raison de nous prendre pour des crétins maintenant. On sait, merci ». Bref, ça, ça nous regarde, mais c’est une autre question, et c’est celle de la libération de la société algérienne. Et cela ne regarde en rien la France.
Et s’il est clair, pour revenir au 17 octobre 1961, que cette manifestation est à replacer dans un contexte historique particulier, où tant du côté des négociateurs secrets du Général De Gaulle que des défenseurs de l’Algérie Française, tant du côté des négociateurs du FLN que du côté des dirigeants du FLN en France ou des partisans d’une ligne plus dure dans les négociations une véritable guerre de mouvement avait lieu, il n’en demeure pas moins qu’en plein coeur de Paris, en début de soirée, des milliers d’Algériens ont été bastionnés, « ratonnés » par la police alors qu’ils n’étaient pas armés, des centaines ont été tués de sang froid, qu’on a retrouvé des cadavres des semaines durant, que des milliers ont été parqués au Vel’d’Hiv, là exactement où les juifs avaient été eux-même raflés par exactement le même Maurice Papon, ce même Maurice Papon qui en Algérie entre 1958 et 1960, s’est rendu coupable de crimes contre l’humanité encore de nos jours non reconnus par la France.

Voilà les faits. Et s’il revient aux historiens algériens, et plus généralement aux algériens dans leur ensemble de faire la lumière sur le rôle et la place qu’occupent des luttes internes et des règlements de comptes au sein du mouvement de libération national dans cette soirée du 17 octobre ainsi que dans les 8 années de guerre, cela ne regarde pas la France, pas plus que les règlements de compte au sein de la France Libre autours du général De Gaulle entre 1940 et 1944 ne regardent l’Allemagne en la conduisant à chipoter sur sa responsabilité écrasante.

Alors, en cette journée du 17 octobre 2018, alors que nous nous souvenons de celles et ceux qui sont morts sous les coups de la police parisienne dans l’indifférence et le silence de la population, nous avons une pensée pour ces centaines de milliers d’Algériens morts pour l’indépendance du pays. Alors qu’il a fallu au moins trente ans de manifestations, de pétitions, de mobilisations, pour qu’enfin commence à se faire jour la vérité sur cette histoire jusque là réduite au néant, effacée des mémoires et des livres, ses témoins ignorés, méprisés et insultés quand à tout hasard ils osaient timidement parler sous les yeux hagards de celles et ceux qui voulaient bien les écouter, « non, un tel truc, en plein Paris, ce n’est pas possible, ils exagèrent… », c’est plus que jamais d’une reconnaissance sans équivoque des crimes de la colonisation qui est nécessaire, car les crimes du 17 octobre ne peuvent être en aucune manière dissociés du processus long qui y a conduit.

Pour finir. Jamais Nedjma, ce site, ne se noiera dans les commémorations. On en crève, de ces commémorations. Pour Nedjma, la page est écrite, elle est tournée. Cet article écrit, jamais nous ne vous saouleront avec un éternel bavardage sur les crimes coloniaux ou les crimes politiques qui ont marqué l’histoire de l’Algérie depuis l’indépendance. Cette page aussi, nous la tournons.

Pour autant, jamais nous n’hésiterons à exprimer, avec toute la colère qui est en nous, cette colère qui est celle de notre connaissance de l’histoire tout comme elle est celle de notre dignité, avec vigueur, avec rigueur aussi, jamais nous ne passerons à côté de ce qui doit être dit. Parce que Nedjma est née dans la souffrance, et que l’Algérie est la promesse qui se dessine au delà de cette souffrance.
Jamais nous ne jouerons avec ces dates, avec les faits. Mais jamais nous ne les escamoterons pour nous limiter à une niaiserie d’Algérie folklorisée quand des millions d’Algériens vivent encore, dans le pays ou dans l’exil, avec les séquelles de tous les crimes qui ont été commis et qui attendent encore, et enfin, leur reconnaissance.

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