J’étais déchiré, littéralement, je ne pouvais pas retenir mes larmes, seul sur ce quai de métro, et comme je suis devenu un peu japonais, je tachais de me cacher, je regardais mes chaussures mais parfois les larmes coulaient sur le sol, je tentais tant que je le pouvais de cacher mon émotion dans ma voix.
Article paru sur Le Blog de Suppaiku le 30 aout 2018
Ça va pas. Depuis plusieurs jours, je suis noué. Très noué. Ça ne m’empêche pas de dormir, ça ne m’empêche pas de travailler, ça ne m’empêche pas de manger ni de vaquer, mais j’ai cette horrible boule dans le ventre, ce noeud que je m’apprête à dénouer un peu devant vous et avec vous, et avec lequel il me faudra vivre encore pour quelques temps, et qui, malgré l’inconfort, m’aidera je l’espère à avancer, à être plus conscient du temps, du peu de temps, de l’urgence. Il est bien loin, maintenant, ce temps où je voulais que le temps s’arrête. Je le sens, là, qui coule et qui est en moi, et qui m’entoure, et je me surprends à courir moins vite que lui, et il va falloir véritablement me dépêcher si je ne veux pas qu’il m’emporte. Fichu temps.
Fichue obstination, aussi. J’avais décidé de ne pas vous dire un truc, une sorte de positions de principe avec laquelle je ne peux pas vivre au risque de m’enfermer dans le silence – comment taire une chose importante dans ma vie et continuer à faire comme si de rien n’était, vous parler de Kamakura, que sais-je – et je ne veux plus, je ne peux plus m’enfermer.
Trop longtemps j’ai vécu à part, problèmes de mes parents, déménagement qui m’a déraciné à sept ans, arraché à mes amis pour cette fichue année de CE2 chez un oncle et une tante en m’éloignant de mon père. Une année, c’est peu mais c’est tellement quand on est petit, et papa qui ne pouvait pas venir, il travaillait.
Cette année là, nous avions du quitter la blanchisserie-teinturerie à Épinay-sur-Seine, ce commerce qui nous avait endettés au moins autant que l’épicerie qui l’avait précédée, et mes parents recherchaient un appartement correct, pas trop cher. Je me souviens de ces jours de semaine, maman et mon frère Malik, trois ans alors, qui n’étaient pas là le midi, ils couraient de visites en visites pendant que papa travaillait à l’usine, et moi, le midi, j’étais tout seul. Un sandwich et un peu d’argent pour une glace ou un Mousquetaire. J’avais 7 ans. Un jour, je suis rentré le midi, elle avait oublié la petite sacoche avec le sandwich, je suis resté à attendre devant la porte et puis une voisine m’a prise chez elle.
Alors la décision a été prise, je ne sais pas trop comment ni par qui, que je passerais un an à Pontault-Combault chez mon oncle et ma tante pour pouvoir aller à l’école une année pleine, le temps que tout rentre dans l’ordre. Je me souviens maintenant, chez eux, mes parents avaient également entreposés des meubles. Ils ont du beaucoup galérer, cette année là. Ils sont allés habiter à Strasbourg-Saint-Denis dans cette pièce que j’ai moi-même habité des années plus tard.
Ça a été un peu comme des vacances, pour moi, et quand un an plus tard je suis retourné vivre avec eux dans notre nouvel appartement à Bondy, ça avait été comme un autre arrachement, et plus jamais dans mon enfance je n’ai retrouvé la facilité, l’aisance, l’envie de courir, de rire de mes années d’avant, du temps d’Épinay. Un an chez mon oncle et ma tante, ça a été une rupture très profonde.
Quand à mon père, que j’avais peu vu cette année là, il était devenu un corps étranger dans ma vie, je veux dire qu’il était mon père et quelqu’un d’autre à la fois. Quelque chose s’était cassé que nous n’avons finalement réparé que peu de temps avant sa mort.
Il m’a fallu des années de thérapie pour retrouver au fond de moi mon père, non pas le père factuel, mais le père intime, celui qui me racontait des histoires quand j’étais petit. Celui qui, alors qu’à 20 ans je menais une vie complètement décousue, sans trop savoir quoi faire, et alors qu’un de mes oncles français un jour lui disait que son fils était bizarre, lui balança à la figure que « mon fils, lui, il a son bac », et toc! Il a certainement beaucoup douté de moi, et je sais qu’il a jeûné pour moi, aussi, mais il n’a jamais perdu confiance.
Je vous raconte cela parce que justement, à partir de ces années, nous avons vécu coupé des autres. Fini les ballades au cafés kabyles avec papa le dimanche, papa et maman n’aimaient pas beaucoup Bondy, ils avaient peur que nous fassions des bêtises, que nous virions mal, les cités, c’était déjà chaud, à l’époque. Nous étions à Bondy centre. On racontait de ces trucs, sur Bondy Nord…
C’est marrant, mes parents étaient très différents, mais ils étaient d’accord sur l’essentiel, et vu le nombre d’overdoses, la délinquance et les échouages qui ont littéralement foudroyé ceux et celles de ma génération, les arabes (et les portugais aussi), ben, je suis plutôt reconnaissant.
Mais la contrepartie, ça a été que mon frère et moi n’avons plus pu jouer avec les autres gamins après que le fils ainé d’un voisin ait eu un problème avec la police. On n’a plus eu le droit de sortir qu’à de très rares occasions. La fête de la cité, par exemple. Plus tard, le père a envoyé son fils en Algérie pour régler le problème. Je ne sais pas trop…
Et puis papa a été au chômage, et là, c’est maman qui nous a coupés du reste du monde, on a arrêté de recevoir la famille, à l’exception de quelques cousins de papa venus d’Algérie ou de ma tante Daouia. L’une des dernières fois où je l’ai vue, j’ai été frappé de constater à quel point elle avait eu conscience de nos problèmes d’argent la première fois qu’elle était venue à la maison, mais elle n’avait rien dit. Elle est amusante, souriante, Daouia.
Maman nous a arrachés au monde pour cacher la misère, alors moi-même, des fois, je ne sais pas trop comment entretenir les liens sur le long terme. Dans notre appartement se jouait un drame en vase clos.
La même année, papa a perdu son travail, son frère et son père, alors pendant deux à trois ans il s’est raccroché à la vie en s’enfermant littéralement dans la religion. Il parlait beaucoup moins, il était plus rigide, il avait du mal à masquer l’amertumes face aux remarques racistes des enfoirés de l’ANPE ou des crevures des ASSEDIC qui lui disaient qu’il devrait rentrer dans son pays. Il gardait cela pour lui, mais de temps en temps ça sortait. Maman courbait l’échine, ne disait rien.
C’est l’époque où elle a commencé à s’enfermer dans la cuisine. Elle devait y ruminer sa vie, les échecs, tourner en rond, impuissante devant l’acharnement du destin et le temps qui passait à toute allure, grignoter des trucs, pleurer aussi, et comme papa tacher de ne rien dire, que sais-je: c’est elle qui tenait la bourse, et dans la bourse, il n’y avait rien. J’imagine le choc quand une ordure d’assistante sociale de merde venue sur un signalement « anonyme », a suggéré de nous placer, mon frère et moi.
Un gigantesque mur de silence s’est installé entre eux deux, il valait mieux ne rien dire plutôt que dire, que mal dire, et il valait mieux ne rien dire pour ne pas laisser les deux gamins en plan, ils ont frôlé la séparation mais sans jamais céder, pas seulement pour nous, peut-être un peu aussi pour eux: mes parents étaient liés par les mêmes principes moraux, c’est papa qui me l’a confié des années plus tard.
Moi, j’ai développé des troubles de la personnalité de plus en plus sévères. Je dis cela mais, bien entendu, il n’ont pas été diagnostiqués, une sorte de vie intérieure et de troubles compulsifs, une violence sourde en moi, aussi. Je voulais une télé couleur, c’était une obsession. Depuis, je suis rentré dans la télé couleur, je vis au Japon…
On ne sombre pas dans une dépression profonde sans qu’il y ait eu un terrain qui la favorise, et pour moi, ça a commencé avec ce départ chez mon oncle et ma tante, et puis avec le retour dans un univers boulversé qui n’a pas arrêté pas de s’effondrer, enrobé de silences, de cris, avec de la violence aussi, pas de la grosse violence, mais de la violence quand même, et puis cette coupure d’avec le monde extérieur, et moi qui à l’extérieur devait être un petit garçon « normal » quand à la maison plus rien, plus rien n’allait comme avant.
La pauvreté est une monstruosité, et quand elle se double du racisme, elle devient simplement un enfer invivable. Mes parents tentaient de survivre à un drame qui se reproduisait chaque jour à l’identique tout en déployant leur énergie à nous en protéger. Je m’étonne, des fois, de ne pas m’être suicidé, et ce n’est pas l’envie qui m’en a manqué, sans que je sache très bien pourquoi. J’avais des envies de fugues, souvent, et puis des coups de colère. Et puis de l’abattement aussi. Des fois, je fermais les yeux très fort et demandais à Dieu de me réveiller chez mon oncle et ma tante. Souriant au dehors, j’étais fracassé en dedans.
Je crois que c’est pour cette raison que j’ai annoncé mon homosexualité à toute la classe, sans crier gare, quand j’ai eu 14 ans, en présentant ce livre de Bory et Hocquenghem sous les yeux effarés de mes camarades qui n’ont rien pigé et ceux étonnés de ma professeur de français, une femme admirable, catholique « de gauche », un coeur grand comme une planète entière. Il fallait que quelque chose sorte enfin de ce silence dans lequel maman nous avait enfermés pour ne pas devenir folle. Et moi, il me fallait faire quelque chose pour y échapper, à la folie.
Elle ne pouvait pas assumer cette vie face aux autres, alors moi, j’ai pris la décision d’assumer ce que j’étais. Dans un cas comme dans l’autre, on n’avait rien choisi, mais je crois que pour la première fois de ma vie, j’ai fait comme papa: on redresse la tête, et si ça ne plait pas, it’s none of my business.
Papa n’arrêtait pas de dire à maman d’inviter un peu la famille, maman ne changeait pas d’un pouce. C’est à cette époque qu’elle a commencé à développer son syndrome de Diogène. Peut-être la peur du lendemain, d’abord. On disait qu’elle entassait. Elle accumulait des choses, et régulièrement elle déplaçait tout pour « faire de la place » et« faire un grand ménage ». Pendant quelques semaines ça avait l’air plus grand, et puis ça recommençait. Cela n’avait été qu’un prétexte inconscient pour accumuler plus.
Elle vit maintenant dans une très grande bâtisse encombrée, à la campagne, dans laquelle il est quasiment impossible de circuler, c’est encombré, entassé, et c’est pourquoi je ne visiterai ma mère qu’un seul jour cet hiver sur mes 18 jours de congés. Il n’y a tout simplement pas de place du tout, et quand j’écris « du tout », I mean it, sans compter que depuis un an mon frère est parti y vivre.
Elle est malade, elle se bat contre un cancer, elle va mieux mais elle a fait une chute cet été, elle s’est cassé la hanche, elle est donc alitée jusqu’en septembre. J’aimerais beaucoup passer du temps, j’adore les paysages de cette régions, j’y ai de magnifiques souvenirs, on y fait de superbes promenades, mais c’est techniquement impossible. La maison est simplement invivable.
La barrière qu’elle a dressé entre elle et le monde la privera de ma présence et me privera de la sienne. Chaque fois, quand je vais dans la Sarthe, c’est un calvaire, une hantise. Une prison. Le noeud dans mon ventre se noue, plus fort, et je veux m’enfuir et quand j’arrive, je me sens résigné, impuissant, ne pouvant rien faire si ce n’est constater. L’encombrement, la poussière, le sentiment de tourner en rond sans pouvoir bouger, la réduction à un sentiment d’impuissance physique dans un espace encombré où on ne peut qu’attendre que ça passe… Papa tentait de limiter cela, mais c’était peine perdue, les malades souffrant du syndrome de Diogène n’ont aucune rationalité, ou plutôt n’obéissent qu’à leur propre rationalité. Tant que papa était là, disons que c’était sous contrôle, mais après son départ pour la Sarthe, c’est devenu hors de tout contrôle. Vous pouvez donc aisément imaginer à quel point la communication n’est pas très aisée.
J’ai cassé ce mur entre le monde et moi, ce silence qui coupe de tout, et avant tout des êtres chers où je me suis débattu et où j’ai failli sombrer.
En 1992, muré dans un silence assourdissant dans ma tête, j’ai vraiment failli me suicider, j’étais à très très peu. C’était trop bruyant en dedans, je n’y retrouvait plus rien C’est papa, avant la psychothérapie, qui m’a donné la force de vivre. Il n’était plus là mais il m’avait transmis cela.
D’ailleurs, je n’ai parlé que de lui lors de ma première séance. Assis face à ma psy, aucun mot ne voulait sortir, cela ne m’était jamais arrivé, et quand les mots ont commencé à venir en un flot décousu à première vue, c’est de mon père dont j’ai parlé.
C’était étonnant car je ne pensais pas du tout à lui, je veux dire, pas de façon consciente; dans ma tête, ma seule obsession, c’était que je n’avais pas un centime, que je n’avais pas de travail, pas de revenu, rien, j’étais en fin de course, à la maison j’avais tout vendu, et je mourais d’envie de lui dire, à la psy, mais ce qui est sorti n’avait aucun rapport – en tout cas apparemment.
J’ai appris à vivre sans la barrière de silence construite par ma mère et je crois que par l’écriture ou la politique, parfois, j’exprime le ressentiment tu de mon père et les silences souffrants de ma mère. Avec plaisir et avec honneur car ce ressentiment, c’est moi qui décide de le faire miens. Ils sont une part fondamentale, indélébile de mon histoire. Et si je parle maintenant si aisément de notre pauvreté, des vêtements trouvés dans les poubelles, des fruits et légumes ramassés à la fin des marchés, c’est parce que papa m’a enseigné qu’il n’y avait pas de honte à avoir, que c’était la société qui était malade.
Un jour, maman en a parlé à un oncle, il en a parlé à toute la famille, alors elle n’a plus jamais invité personne. Papa le lui a reproché, il y avait une certaine pudeur chez lui, mais surtout il savait que sa famille jouirait de la voir réduite à faire les poubelles « à cause de l’arabe », « on te l’avait bien dit », et il savait aussi qu’elle n’avait pas la force de leur tenir tête… De tout ça, et d’encore d’autres, je n’aime pas la famille de maman. Je ne les déteste pas, je ne les déteste plus, ça m’est passé, mais ils me sont indifférents.
Ma tante Virginie, que j’avais vénérée, et qui me dit un jour, alors que je n’étais pas d’accord avec elle, « t’as grandi, tu deviens moche comme ton père », ça a été ma dernière visite chez elle, je n’ai jamais plus voulu la revoir. Papa et moi, on s’est sentis très proches ce jour là, presque complices comme au temps de l’enfance, peut-être pour la première fois après tant d’années.
Mon oncle Gaston, que j’aimais beaucoup, qui un jour n’est pas allé chercher mon père à la maison un samedi matin alors que nous étions chez eux pour une semaine, et papa qui a attendu, tout seul, toute la journée. C’était un super week-end, et quand j’avais posé la question au sujet de papa, on m’avait envoyé promener… Je me souviens la dispute entre mes parents quand on est rentrés le dimanche soir, maman tachant d’excuser son frère, « il était fatigué »… Moi, j’ai 9 ans, et je regarde Les Demoiselles de Rochefort pour la première fois, le nez collé sur l’écran en essayant de ne pas entendre mes parents qui se disputent, il y a Catherine Deneuve avec sa robe brillante qui danse sur l’écran noir et blanc.
Ma tante Suzanne, au cours d’un déjeuner de famille chez mon oncle Fernand où ils se lâchent tous, trop d’étrangers en France, bla-bla-bla, ma mère qui ne dit rien – mon père n’est pas là, de toute façon il n’était jamais invité -, ma tante Suzanne, donc, qui vit au Maroc et qui se plaint de l’appel à la prière tous les matins, et moi, calmement, alors que je n’avais rien dit jusque là, qui lui balance très calmement un « t’as qu’à rentrer dans ton pays » absolument jouissif suivi du silence choqué, outragé de tous ces regards posés sur moi. On me demande de m’excuser, je refuse et je pars. C’est l’époque où j’ai commencé à les haïr, ces ploucs.
J’en ai quelques autres. Maman, toujours, elle courbait l’échine sans rien dire, et c’est ce silence là qui a été le plus dur, le plus profond à la maison. Celui qui nous a coupés des autres et qui moi m’a conduit à ne pas savoir regarder, à ne pas dire et à me taire, aussi.
Allez, suffisamment parlé de silence.
Je reviens donc maintenant à cette boule dans le ventre qui a ressurgi récemment, je vous en ai raconté l’origine. J’écris, et lentement elle s’est dissipée, elle est toujours là, mais elle me demande de pousser, de pousser. C’est un peu comme chier, j’ai eu envie d’écrire, et puis je me suis arrêté. Non, pousser, c’est comme accoucher.
Cette boule, c’est ma vie, et si par beaucoup d’aspects ma vie est plutôt réussie, satisfaisante, car après tout tout le monde n’a pas choisi le pays où il vit, il reste quelque chose en moi, quelque chose de moi qui ne demande qu’à sortir enfin pour s’épanouir. Ma vie complète. Complétée.
Cette boule s’est toujours manifestée quand je gardais en moi, quand je gardais pour moi, et là, pour la première fois, je le sens, elle est sur le point de sortir une bonne fois pour toute, et c’est infiniment mieux que sur le divan d’un analyste. Parce que les mots, cela reste infiniment moins riche que la vie, même si pour vivre, il en faut, des mots: qu’est ce que vivre sans raconter, sans dire, sans échanger, sans appeler… Mais les mots, sans la vie, cela reste bien creux.
Alors, alors que je les écris, ces mots, je suis bien obligé de revenir sur cette décision prise il y a quelques mois et transformée en dogme débile, en silence qui ne me rassemble pas, et alors, c’est une fleur, c’est un lotus qui pourra enfin fleurir des eaux tristes et grises accumulées en dedans de moi, la vie si triste de mes parents.
J’aime l’image du lotus dans la religion bouddhiste. Le lotus ne fleurit que dans les eaux sales, voilà pourquoi le Bouddha est toujours assis sur un lotus pour les bouddhistes du Grand Véhicule (le bouddhisme chinois, coréen et japonais, pour faire court). C’est exactement ce que dit le Coran, d’ailleurs, Allah, El Rahman, El Rahim. Nous ne sommes pas jugés, nous nous jugeons nous même, Allah est grand et il est miséricordieux, son pardon transcende notre jugement.
Obstination à ne pas dire une décision importante à mes yeux, quand ce n’est pas moi, je veux dire, tellement pas moi.
Je voulais vous parler de mon voyage de cet hiver, car comme tous les ans, j’irai en France en décembre. Et comme je vous l’ai dit, je ne resterai chez ma mère que l’équivalent de deux jours, j’y resterai une nuit. Même une nuit, c’est toute une histoire. J’ai un peu honte, de l’écrire, rester si peu alors qu’elle est malade, qu’elle est âgée. Mais je ne décrirai pas plus comment c’est chez elle, c’est juste impossible… Cela me dévaste à chaque fois, et c’est mon frère, parti vivre là bas, que je plains le plus et à qui je pense. Il ne trouvait pas de travail à Paris, et puis son propriétaire a décidé de ne pas renouveler le bail, etc. Chronique d’un échouage à la française. Mes parents ont pu en sauver un, l’autre fait comme il peut. Je ne développe pas, ça fait suffisamment mal comme ça.
J’ai donc acheté mon billet. Cette année, j’ai tourné autour du pot assez longtemps quant à ces vacances d’hiver. Au fond de moi, cette boule, cette boule.., elle était là, et j’ai donc tourné, et retourné autours du sujet.
En fait, ma décision était prise depuis longtemps, depuis toujours. Depuis ce jour de début septembre 1989, je vous ai raconté. Cette promesse non tenue. Ces promesses.
Je m’en suis ouvert à trois personnes, et puis à Jun aussi. Il a du être déçu, il n’est pas du genre à voyager tout seul, d’habitude on voyage ensemble, mais ce voyage, c’est seul que je dois le faire. Je crois que vous avez compris… Je n’ai pas acheté mon billet avant de lui en parler, ma décision était prise, mais je voulais qu’il y soit un peu associé. Il a totalement compris, je pense même qu’il a été étonné que je ne me décide pas plus tôt.
La décision de ce voyage, elle était ancienne, il y a juste que je ne l’ai pas fait. En moi, c’est un peu comme quand je suis allé la première mois chez ma psy. L’idée flottait, mais il restait à le faire, après, c’est juste évident. C’est un peu la même chose car pour moi, c’est assumer enfin pleinement de mettre mes pas dans les pas de mon père.
Cette décision, son évidence tragique, c’est il y a deux ans quand mon cousin Abdenour m’a appelé sur Messenger alors que j’étais dans le métro, j’arrivais à Shimbashi, sur la ligne Ginza. Je suis sorti du wagon et on a commencés à parler, la vidéo freezait de temps en temps, mais l’essentiel était ailleurs. Et on a vite arrêté la visio.
J’étais déchiré, littéralement, je ne pouvais pas retenir mes larmes, seul sur ce quai de métro, et comme je suis devenu un peu japonais, je tachais de me cacher, je regardais mes chaussures mais parfois les larmes coulaient sur le sol, je tentais tant que je le pouvais de cacher mon émotion dans ma voix. Il était avec ses parents, au village, tout là haut, il passait le mois de Ramadan avec eux avant de les quitter pour retourner au Canada où il vit, comme tant et tant parmi nous, essaimés aux quatre coins du monde.
C’était il y a deux ans, mais là, j’ai pensé que vraiment… C’est irrationnel, c’est débile, ne pas être allé en Algérie durant toutes ces années.
Cette année, donc, je vais y remettre les pieds.
Je ne voulais pas en parler, garder le silence, garder cela pour moi, j’ai demandé aux trois personnes à qui je me suis confié de ne pas évoquer cela sur Facebook. Je redoute les médias sociaux, je veux dire, j’ai suffisamment honte de ne pas y avoir mis les pieds durant 29 ans pour en plus mettre un projecteur sur un truc d’une banalité incroyable pour des centaines de milliers d’Algériens, et donner l’impression que mon voyage était l’événement du siècle. J’ai donc demandé de ne pas en parler. Quel idiot…
Et puis cette boule ce week-end, incapable d’acheter le billet, ridicule, ridicule, et puis j’ai fini par l’acheter, voilà, c’est fait, j’aurai peu de temps en France et je suis inflexible sur ma date de départ. Je veux donner du temps à l’Alger. J’y ai réservé un hôtel.
Lors d’une conversation le mois dernier avec mon cousin Abdenour, il était en vacance là-bas, j’ai pu revoir sa mère et une tante, cette dernière m’a invité à rester chez elle le jour où je viendrai. Tiens, c’est peut-être là que j’ai pensé que ce serait pour bientôt.
J’ai toutefois réservé une chambre dans un hôtel. Ça va me coûter une fortune, tout ça… Je ne vais pas rester chez ma tante, disons qu’au jour d’aujourd’hui j’en suis là. Ça peut évoluer, et je ne veux pas de dogme. Mais pour tout dire, j’ai besoin de faire tout « tout seul », parce que c’est ce que j’avais envie de faire il y a 29 ans, et que je n’ai pas fait.
Je veux être seul à Alger.
Papa, comme des milliers et des milliers d’autres de sa génération, a lutté pour l’indépendance de ce pays, il en était fier, de l’Algérie. En 1989, alors qu’il était mort et que j’étais là bas pour les funérailles, j’aurais aimé retrouver Alger seul, pour penser à lui, penser à ce pays, lui donner sa chance. Qui sait, l’histoire, mon histoire, ma vie auraient été différentes. Ça a été impossible, je n’ai pas eu le courage de dire que je voulais être seul. En Méditerranée, et encore plus en Afrique du Nord, et encore plus en Kabylie, la famille décide de tout…
Pourtant, cette année, ce voyage, je compte le réaliser seul. Je veux être adulte à Alger, je veux y être un homme. Je veux y être libre de tout lien, de toute contingence, je veux y être face à moi et face au destin qui m’y conduit. Je veux y être par choix et non par obligation, je veux y aller parce que c’est ma vie, et parce que c’est ainsi que je pourrai réellement renouer les fils cassés de mon histoire, réellement renouer avec cette famille que je n’ai pas vu depuis si longtemps et qui m’a toujours accueilli, elle, à bras ouverts, qui a toujours demandé de mes nouvelles et des nouvelles de ma mère, qui a toujours été là même quand nous étions loins. J’ai besoin d’aller en Algérie pour que ce soit ma vie à moi.
Ce n’est pas un événement interplanétaire, non. C’est mon histoire.
Mon ami Olivier Hadouchi y retourne régulièrement depuis 5 ans, c’est professionnel, l’Algérie est revenue dans sa vie. Combien de conversations nous avons eu, tous les deux, au sujet de ce pays, dans les années 90, quand on s’est rencontrés. Il a franchi le pas grâce aux Rencontres Cinématographiques de Béjaïa. Il n’arrête de pas me dire d’y aller, que septembre c’est super et que lors des rencontres il y a des gens super, que « ça bouge », comme on disait autrefois à Paris. À 10000 kilomètres, et avec un travail comme le miens, c’est quand même assez acrobatique.
Et puis, comme je vous l’ai dit, je dois avant tout y aller une fois seul, et pour la suite, on verra.
Cette idée d’y aller seul, c’était après les funérailles, j’avais 24 ans. Et puis dans les rues d’Alger, un cousin dans les baskets qui refuse absolument que j’aille dans la Casbah ou dans Bab El Oued (qu’est ce que j’avais adoré déambuler dans ces quartiers en 1981, je vous raconterai une autre fois). Je réussis tant bien que mal à nous faire passer par la place de l’Emir Abd El Khader et nous entrons dans l’ex rue d’Isly, la rue Larbi Ben M’hidi. Un marchand de livres, j’achète deux bouquins dont La terre et le sang, de Mouloud Feraoun, et une carte postale du Mouloud, la fête approche.
Il y a des magasins de livres, un glacier, une terrasse. Et je pense que j’aimerais bien habiter là. Une idée légère, qui me traverse et me fait sourire en dedans pour se transformer aussitôt en regret, mon cousin veut continuer la marche quand moi, en réalité, je voudrais faire une halte. Arrêter le temps, comme je vous l’écrivais la semaine dernière… Je ne lui en veux pas, il a été incroyablement sympathique et prévenant.
Je suis de près l’actualité algérienne, et cela depuis des années. Dans la vraie vie, je ne sais pas ce qu’est devenu Alger. Je sais que maintenant les magasins sont pleins, ce n’était pas le cas en 1989, je sais qu’il y a plein de voitures, etc, mais en réalité je vais débarquer dans une ville que j’ai adoré lors de ce voyage à part en 1981, j’avais 15 ans (ce truc que je vous raconterai une autre fois) et je n’étais pas avec papa. J’ai suffisamment de recul pour n’y attendre rien. Qui sait, je vais peut-être m’y ennuyer.
Je veux juste y être pour y être. Y marcher, m’y promener, la photographier, m’y arrêter, et y être libre de mon temps dedans ces peu de jours où j’y serai, ouvert à tout et à toutes et tous. Je pourrai y visiter les musées, aller à Tipaza si le cœur m’en dit, voire même finalement aller au village, qui sait. Tout est ouvert, je veux être et l’auteur, et l’acteur unique de ma propre vie. Parce qu’il doit en être ainsi, c’est inscrit profondément au fond de moi.
Et puis oui, bien sûr, si je ne reste pas chez ma tante, j’irai la voir. Enfant, je l’adorais, elle était un peu comme une grande soeur, et elle parlait un peu français.
Et puis oui, bien sûr, si vous êtes algérois, si vous êtes algériens et lisez ce billet, je serai incroyablement ravi de vous rencontrer et de vous inscrire au présent, dans mon présent et dans le vôtre.
C’est pour cette raison que j’ai réservé un hôtel. Pour avoir cette liberté, ce pied à terre, on met les valises et on peut bouger, exactement comme j’ai appris à le faire au Japon.
Voilà, la boule est toujours là, elle a un peu changé de nature, elle est une boule impatiente de sortir une bonne fois pour toute. Je crois au destin, au mektoub, à la route que l’on a devant soit, peut être finalement il aura fallu toutes ces années, ce départ pour le Japon, presque treize ans déjà, pour comprendre et pour être prêt. Prêt à quoi, je ne sais pas, et c’est cela aussi qui est formidable.
Je suis incroyablement impatient de revoir Alger, moi, l’urbain à moitié japonais et plus trop français, je suis impatient de vous voir, de vous revoir. Ce n’est pas un événement interplanétaire, c’est terriblement intime, personnel, égoïste je pourrais presque dire. Mais ce sera pour moi un jour au moins aussi beau que ce jour de septembre 2003 quand, regardant le couché de soleil sur Kyôto, à Kyomizu-dera, je me suis mis à pleurer devant tant de beauté que jamais mes parents ne verraient mais que je regardais le cœur plein de gratitude pour eux.
Voilà, je vous l’ai dit après avoir tant hésité à le dire et après avoir voulu garder ce voyage secret, et puis non! Ce n’est pas moi! Je suis trop heureux. Trop heureux. C’est à l’Algérie que je le dois, et cela a méritait d’être dit…