Mémoire Émigrée : Scopitones Arabes

« Dis moi, pour ma revue Nedjma, tu ne voudrais pas écrire ton documentaire sur les scopitonres arabes? J’aimerais bien aborder ce pan de culture totalement ignoré en Algérie (…) Et donc présenter ce que c’est, ce que tu as appris, les gens que tu as rencontré. Pas besoin de faire trop long, plutôt quelque chose qui invite le lecteur à cliquer sur un lien.
J’adore ce documentaire, ça remue tellement de choses. Et en même temps, en Algérie, l’émigration est ignorée. C’est une belle introduction. »

Trésors de scopitones arabes kabyles et berbères (52’), documentaire de 1999 pour Canal Plus.

En 1996, Anaïs Prosaïc et moi, recherchions des archives musicales pour un documentaire sur la chanson arabo-andalouse (Les crooners de la Casbah). Mme Davis-Boyer avait tourné des spectacles à l’époque où elle était impresario. Chez elle nous avions déjà trouvé Méditerranéen une très belle chanson de Salim Hallali.
Surnommée Mamy scopitone, Daidy Davis-Boyer, avait produit et tourné des centaines de Scopitones ( Ancêtre du clip tourné en général en 16 mm. A partir des années 60, Daidy Davis-Boyer a réalisé des scopitones de Johnny Hallyday, Sylvie Vartan, Dick Rivers, Jeanne Moreau, Dani, Adamo, Vince Taylor, Dalida, Paul Anka, Petula Clark, Line Renaud, Claude Nougaro, Julien Clerc, Annie Cordy, Les Chaussettes Noires, Les Chats Sauvages…) ; c’était elle qui fournissait les émissions de variété de la télévision. Elle possédait une telle collection, certains, les moins demandés, restaient stockés dans son garage. Soucieuses de trouver d’autres films, nous nous aventurons dans cet antre pour mieux l’explorer. Soudain, nos yeux tombent sur quatre boîtes de bobines de films de 16 et 35 mm empilées dans un coin à même le sol. Le mot « arabe », inscrit à la craie sur le métal éveille notre curiosité.

Interrogeant la productrice, celle-ci répond que ces films tournés dans les années 60/70, sont des négatifs de films musicaux destinés à la clientèle des cafés fréquentés par les travailleurs immigrés maghrébins. Convaincue de leur inutilité et « qu’aujourd’hui plus personne ne s’intéresse à ça », Mme Davis-Boyer, soulagée de s’en débarrasser, me fait cadeau de ces « trésors ». Je repars chez moi, les bobines sous le bras, convaincue que je viens de récupérer ces fameux Scopitones disparus avec les machines, sorte de juke-box à images qui portaient leur nom jusqu’au début des années 80. Effectivement, à l’œil nu, par transparence, le premier que j’identifie à son physique particulier est Dahmane El Harrachi dont je possédais les vinyles achetés chez Dounia, mon voisin de Belleville des années 80.
A l’époque, une des chansons de Dahmane El Harrachi, Ya ha Raha, reprise par Rachid Taha, faisait un tabac dans le monde entier.
Nous faisons part de notre trouvaille aux producteurs des Programmes Courts de Canal Plus, qui nous commandent non pas un, mais deux films, un 52’ qui deviendra Trésors de scopitones arabes, kabyles et berbères, diffusé le 30 mars 1999 lors d’une soirée à thème « Médina », et un 26’ Oued Saïd Story, uniquement musical, pour le magazine hebdomadaire L’œil du Cyclone.

Commence alors une aventure qui va durer deux ans-et-demi. De retour chez Mme Davis- Boyer, nous entreprenons, avec sa fille Liliane Davis, qui est monteuse cinéma, le visionnage des films pour reconnaître les artistes d’abord sur négatifs, avant d’opérer la conversion des pellicules en positif.
Contrairement aux apparences, et malgré les 20 ans, voire 30 pour certains, passés dans la poussière d’un garage, un grand nombre de films sont en parfait état.
Le visionnage s’avère une véritable révélation. La première surprise vient des quatre Abranis et de leur glam-rock kabyle, – guitare-basse-orgue-batterie, – cheveux longs et décolorés, accompagnés des Clodettes, danseuses de Claude François ( Claude François adorait Les Abranis ; Mme Davis-Boyer le connaissait bien. Il a proposé que ses Clodettes dansent avec eux), portant cuissardes et minirobes en métal griffées Paco Rabane. Sur des incrustations psychédéliques bien en vogue à l’époque, suit Dahmane El Harrachi, aussi sérieux que Buster Keaton, aux textes décapants sur la condition du travailleur immigré. On découvre également le barde en exil, Slimane Azem, aussi lyrique dans ses chansons que drôle dans ses fables et sketchs, qui se moque avec tendresse des faiblesses de ses compatriotes ;

les poèmes ciselés et mélancoliques de Kamel Hamadi pour son épouse à la voix douce, la belle Noura ;Rabah Driassa, grand chanteur algérien incontesté ; les célèbres tubes d’Idir, avec son look à la John Lennon qui fait danser des filles babas-cools dans un jardin de banlieue. Au folklore des bars de Barbès mené par un éblouissant Salah Sadaoui, digne de Henri Salvador, répond celui de Mohamed Jerrari, son rival comique tunisien. Accompagné de filles en minijupes ou de danseuses orientales vaporeuses, le chanteur de charme Abdelwaheb Doukkali rappelle par ses textes provocants, le côté osé du Michel Polnareff de 1968. Mince et nerveux, Vigon le Marocain chante, sur une chorégraphie à la Dick Sanders, un Harlem Shuffle à faire « pâlir » James Brown. Avec leur pop électrique et leur façon de manier la guitare, les Golden Hands évoquent Jimmy Hendrix. Mazouni, le don Juan au sourire ravageur, séduit les femmes qu’il poursuit de ses assiduités jusque dans les allées des banlieues pavillonnaires.
Les stars égyptiennes Abdel Halim Hafez et Farid El Atrache sont présentes aussi, ainsi que la belle libanaise, Sabbah qui entonne le célébrissime Allô Allô Beyrouth sur des images de la capitale du Liban, datant de 1967, avant que les bombardements de la guerre ne la défigurent.

Après le travail de restauration qui s’impose, nous sélectionnons les chansons que Liliane Davis monte bout à bout. Notre choix se base essentiellement sur la qualité des images et du son. Entre-temps la montée de l’intégrisme (Trois mois avant le tournage en 1998, le chanteur kabyle Matoub Lounès venait d’être assassiné en Algérie. La plupart des chanteurs que nous avons rencontrés à ce moment-là en étaient restés traumatisés) ayant produit ses effets dévastateurs, nous avons dû renoncer à certains films qui mettaient en scène des chanteuses aux décolletés avantageux.

Au total, nous restons époustouflées par autant de variété et par la richesse des thèmes, qui vont de la pure chanson d’amour à la poésie la plus raffinée, en passant par des textes politiques qui dénoncent le racisme et l’injustice ; bien qu’y circule le filigrane de la mélancolie, la force de ces œuvres de l’exil vient de l’humour et de la sensation de légèreté qu’elles dégagent. La plupart des titres sont tournés dans des jardins de banlieues, ou dans des cafés, avec peu de moyens, mais la mise en scène, les plans, les costumes et décors extrêmement colorés, l’ambiance festive et chaleureuse, et surtout une grande joie de vivre sans complexe ni tabous, typique des années 70, réjouissent l’œil autant que l’oreille.

Nous nous lançons à la recherche des chanteurs et auteurs de ces merveilles. Les premiers retrouvés sont Karim Abdenouar et Shamy Chemini, respectivement chanteur/guitariste et organiste des Abranis, à qui nous expliquons le projet. L’idée est de montrer le pré-montage effectué par Liliane Davis et de recueillir « à chaud » les réactions des chanteurs. Nos rendez-vous de travail ont lieu au Cervoisier, sympathique café du boulevard de la Villette, QG des artistes kabyles, où l’on croisait régulièrement Fellag.

Les deux patrons et le serveur, eux-mêmes kabyles, très coopératifs, nous aident à retrouver des contacts. Nous passons beaucoup de temps dans ce café à évoquer la grande époque d’avant le regroupement familial, et l’arrivée de la télévision qui « tua » cette tradition des scopitones qui se visionnaient dans les cafés. Il suffisait de glisser une pièce d’un franc dans la machine pour voir et entendre ses chanteurs et chanteuses préféré(e)s.

La plupart des artistes que nous rencontrons n’ont jamais revu ces films dans lesquels ils ont joué :

Kamel Hamadi ; Rachid Mesbahi, le marocain Abdelwahab Doukkali… Bientôt le bouche à oreille fonctionne. Le café se remplit d’amis des chanteurs. Djamel Allam et la chanteuse Massa Bouchafa nous rejoignent… ainsi que plusieurs invités que nous avons conviés, afin qu’eux aussi livrent souvenirs et témoignages: Saïd Dadouche, Rabah Mezouane, Djilali Aichioune…

Salah Sadaoui tient alors un magasin de cassettes et de disques boulevard de La Chapelle. Au départ un peu réticent, il finit par accepter la diffusion de ses films et sketches, mais malgré mon insistance et plusieurs visites, il ne souhaite pas être interviewé, par modestie je pense, ou pudeur. Peut-être aussi cet homme intègre, ce grand poète subversif qui ne faisait pas de cadeaux à ses congénères, se méfie-t-il de la récupération de son image par la télévision et le show-business qui lui avaient tourné le dos ?Néanmoins, une fois le film terminé, il vient assister à l’avant-première donnée dans le café, et se montre ravi du résultat (je garde un souvenir particulièrement ému de cet artiste talentueux oublié de son public, décédé en 2005). Il faut dire que les invités comme toute l’équipe, de tournage et de montage, ont donné le meilleur d’eux-mêmes. Pour les effets spéciaux, nous avions fait appel à un as de la palette graphique, Joël Waeckerlé, qui habilla l’image dans le pur esprit pop des seventies. Vanessa Lefèbvre, la monteuse a su respecter l’intégrité des chansons.

Je savais que Slimane Azem qui vivait en France, à Moissac, était décédé depuis 1983, et j’appris avec tristesse que le grand Dahmane El Harrachi s’était tué encore avant, en 1980, lors d’un accident de la route sur la corniche d’Alger. Son fils, chanteur également, vivait à Paris, mais malheureusement il n’était pas disponible pour voir les scopitones avec nous.

A part les chanteurs des scopitones que nous avons pu retrouver, nous avons souhaité inviter les chanteurs de la deuxième génération, Khaled, Cheb Mami, Rachid Taha, afin qu’ils donnent eux aussi leurs impressions sur ce que cette époque signifiait pour eux, qui était celle de leurs pères. La chance a voulu que la troisième génération soit présente également. Sur la bande son du générique figure SOS, la chanson de Hamma, jeunes rappeurs d’Alger présents alors à Paris où ils étaient venus donner un concert (eux n’étaient pas immigrés).

La recherche des ayants-droits fut longue et compliquée. Alain Brunet qui avait réalisé une bonne partie des films ne vivait pas en France à l’époque. Parallèlement nous avions fait traduire les chansons par Shamy Chemini. Une fois réglés les problèmes juridiques, nous avons réuni tous les protagonistes et démarré le tournage dans le café. Celui-ci a duré trois jours complets et nous a laissé des souvenirs inoubliables.

Depuis, de Paris à sa banlieue, dans toutes les villes de France et d’Europe, et du Maghreb aux Etats-Unis, ce film a fait le tour du monde. Il a été copié, piraté des centaines de fois, mais il procure toujours autant d’étonnement chez les jeunes générations tant il dégage une fraîcheur en totale rupture avec les conditions difficiles des travailleurs immigrés à qui ils offraient, après le travail, une part de rêve dans l’ambiance du café où ils se retrouvaient pour tromper leur solitude.

Outre la qualité des chansons, ces scopitones sont tout le reflet d’une époque aujourd’hui révolue.

Michèle Collery, le 20/09/2013

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