Elles avaient pourtant pas si mal commencé, nos années 80

Elles avaient pourtant pas si mal commencé, nos années 80.

Les flics avaient interdit une conférence de Mouloud Mammeri sur la poésie berbère ancienne, les cons, et ça avait déclenché, déjà, un genre de printemps. Berbère, mais pas que.

Une nouvelle génération se donnait le droit de réfléchir au pays qu’on désirait, aux cultures, aux corps, à la censure, aux alternatives. Chadli avait remplacé Boumediene, un libéralisme honteux prenait insensiblement la place du socialisme spécifique, même si officiellement il restait l’option irréversible. Du coup, l’Algérie était un pays où les écarts de salaires étaient peu importants, pas de violence sociale, rien à perdre et tout à gagner, un pays vierge, pas pollué, peu de bagnoles, et de l’espoir. Les espaces de liberté qu’on gagnait chaque jour, on pensait que c’était pour toujours. Les livres étaient subventionnés, les cinémas encore ouverts, les voyages en avion pour le Sahara pour trois fois rien, l’auto stop faisable, les concerts réguliers, les plages désertes pour qui aimait le camping sauvage, les amours intenses, les cassettes de raï libres, la bière pas chère, le shit aussi, je me sentais bien. Bon, pas d’angélisme non plus, la répression contre les gauchistes, les médias contrôlés, les bureaucrates embusqués, la révolution iranienne qui fermentait, l’Afghanistan, la crise de logement, mais disons qu’il y avait moyen de moyenner.

Autant que je me souvienne, on riait beaucoup, intensément. Et puis octobre 88 vint, précédé par des rumeurs classiques à Alger, et puis on a appris la torture, et l’armée a tiré sur la foule, le sang a coulé, on n’y croyait pas mais pourtant si, c’était vrai et c’était la fin de l’innocence.

Jusqu’à présent on ne sait pas vraiment ce qui s’est passé, complot, manipulations, ou émeutes spontanées. Ou tout ça en même temps. Le cinq octobre, j’ai vu des gamins fracasser des bouteilles de bière sur les murs du Blue Note rue Didouche Mourad, mais c’était assez drôle, je suis allé voir les chars stationnés aux endroits stratégiques, mais c’était assez surréaliste, les journalistes se sont réunis pour protester contre la censure, on discutait encore beaucoup. En tout cas, les gamins tués à Bab el Oued qui avaient pillé des Stan Smiths stockées dans les magasins d’état et qui découvraient un genre de rock star nommé Ali Benhadj ne s’en doutaient pas, mais ils ont ouvert la porte au pluralisme, politique, médiatique, toujours sous contrôle, mais trop tard, ou trop mal, ou trop trop, ça a continué à déraper grave.

Le mur de Berlin était tombé, le socialisme ne voulait plus rien dire, l’utopie islamiste a enflammé les esprits, le sang a continué à couler, on a été sommés de choisir son camp, ses victimes, et on a commencé à se détester entre nous. Maintenant, on est un pays ultralibéral et autoritaire, les lois d’amnistie sont censées avoir tout effacé, elles n’ont rien effacé du tout, mais on n’en parle plus, on a un peu honte, on est inquiets, on se méfie, on se barre ou on fait des affaires, et on garde au cœur une plaie ouverte il y a 25 ans, et qui ne s’est jamais refermée depuis. Pourtant, comment dire ça sans paraître imbécile, il y a quelque chose dans l’air qui rend tout plus intense, les douleurs comme les plaisirs, comme avant, comme toujours, citoyens de beauté impossibles à organiser, à diriger, au grand désespoir du pouvoir qui continue à multiplier les chicanes que nous nous ingénions à déjouer, toujours libres d’une certaine manière, toujours prêts.

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