Comme Une Métaphore…

1986, Khaled, Chebba, une des premieres versions, Oran, 1986

Nous sommes en 2013. 25 ans nous séparent de 1988. 25 ans, la moitié d’une indépendance et, dans un pays aussi jeune que l’Algérie, combien de générations ? Ils sont bien vieux, ces jeunes des années 1980, et qui, aujourd’hui, peut encore gouter la subversion dans leur musique, depuis lors institutionnalisée au point de s’être muée en une expression d’une sorte de nouveau conservatisme comme le furent les musiques égyptiennes et libanaises au temps du parti unique.

Pourtant, si nous voulons desceller l’avenir de ce pays, nous devons, cette année plus que toute autre, nous retourner sur cette année 1988, car tout ce qui a suivi jusqu’aujourd’hui y a démarré.
La liberté de la presse, toute relative diront certains, y trouve ses racines, tout comme le multipartisme, de façade pourra-t-on commenter, la guerre civile, ces « années noires » comme protesteront les mânes officielles, et jusqu’au retour d’Abdellatif Bouteflika.
Les élites en place ou postulant à y être ont décrété une chronologie officielle tout comme ils sont parvenus à cacher une guerre civile qui a vu des algériens tuer d’autres algériens derrière le pudique vocable de « décennie noire ».
Il faudrait ronger notre cerveau, épuiser nos énergies les yeux rivés sur la chronologie qu’elles ont décidée pour correspondre à leurs intérêts de nous jeter en pâture. Il nous faudrait avoir les yeux rivés sur les trois semaines à cheval sur 1991 et 1992, cette satanée « interruption du processus électoral ».
Ainsi se perpétue la mascarade ayant pris la société en otage, la divisant entre partisans et adversaires d’un jeu dont, de toute façon, elle était privée des règles et des enjeux, décidés ailleurs, en d’autres lieux, comme l’attestent ces témoignages divers qui commencent maintenant à sortir.
Un général en place a ce moment nous dit qu’il avait untel averti que…, un ancien premier ministre nous assure de son côté qu’il avait obtenu des assurances que… et qu’un opposant historique s’était vu offrir le poste de premier ministre en cas de victoire de… , victoire à laquelle de toute façon un autre déclare qu’elle était de toute façon inacceptable, pendant qu’un autre blablabla…
La liste est longue des bavardages sur ces trois semaines qui ont vu les élites se diviser sur notre dos. Leur bavardage est une manifestation ultime de la hogra qui gangrène ce pays, car qu’ils aient été partisans ou adversaires des élections, des résultats, de l’interruption du processus ou non, à aucun moment tout cela n’a été fait de manière transparente, tout était déjà décidé à l’avance, comme lors de l’indépendance avec l’éviction du gouvernement provisoire puis les combines ayant conduit au coup d’état de l’été 1962, de 1965, de 1979 voire à la manipulation de 1988, prouvant s’il en était besoin que cette démocratisation était avant tout une vaste fumisterie où le peuple était invité à départager les guerres fratricides entre les différents clans, commencées à la mort de Houari Boumedienne et étant exacerbées tout au long des années 80 à la faveur de l’envolée des prix du pétrole entre 1979 et 1985.

L’intérêt de la société algérienne est d’arrêter de s’occuper de ces trois semaines en tant que telles. 1991/1992 est un piège destiné à nous diviser, et c’est parce que nous continuons à nous ronger le cerveau autour de ces pseudo-élections et leur pseudo-interruption qu’aujourd’hui il n’y a pas aucun projet politique alternatif en Algérie. Le même scénario se met en place en Egypte, où la population va désormais arbitrer peut-être pour des années une donne politique décidée en d’autres lieux, autours d’un agenda qui ne la concerne même pas.

Je vous propose ici une autre chronologie, un pivot. Une lecture historique et non biaisée par l’intérêt de tel ou tel groupe au pouvoir ou y aspirant.
La vraie trame historique que ces groupes au pouvoir tentent de masquer commence il y a 25 ans, en octobre 1988 et elle s’achève le 29 juin 1992. Tout, entre les deux, définit un espace marqué par des manipulations, des calculs, des dissimulations et des conciliabules.

On pourra faire au sujet de Houari Boumedienne beaucoup de reproches, de critiques. Autocrate sur la fin de sa vie après avoir été un putschiste dictateur, nationaliste pan-arabe ayant écrasé idéologiquement avec toute la force de l’appareil de l’état les diversités linguistiques et culturelles du pays en les résumant avec mépris à « une mentalité de gourbi » qu’il faudrait « éradiquer » de la tête de la population, il n’en demeure pas moins un bâtisseur, le seul qui nous fut donné durant ces 51 ans d’indépendance. Si à sa mort une réelle transition avait été opérée, un peu comme ce fut le cas en Espagne à la mort de Franco, alors les atouts de l’Algérie étaient immenses comparativement à tous les autres pays arabes et africains.
Car d’un pays où l’illettrisme avoisinait les 85%, où la pauvreté gangrenait les campagnes où résidait les 2/3 de la population, sans eau courante ni électricité ni évacuation des eaux usées, à l’issue d’une guerre qui avait vu 1 million de personnes tuées et deux autres millions déplacées, l’Algérie de 1978 voyait l’alphabétisation toucher quasiment toute la population de moins de 20 ans, un système de soin universel et gratuit couvrir tout le pays et une amorce d’industrialisation engagée. Certes, la qualité du système éducatif était très relatif et la scolarisation des filles dans les campagnes ne progressait pas aussi vite qu’à la ville, certes le système de santé était assez bureaucratique (je repense à une pièce tragi-comique de Abdel Khader Alloula…), mais comparativement à tous les autres pays africains, et en si peu de temps, et en partant de si bas, les bases étaient posées pour faire de ce pays un pays qui compte et qui réaliserait les rêves de ses moudjahidines.
L’Algérie de Houari Boumedienne, enfin, s’était faite leader sur la scène internationale, des causes les plus justes, à commencer par la cause palestinienne. 

Et ainsi, dans les années 1980, une jeune génération émergea. La pauvreté régnait encore, masquée par les prix élevés du pétrole et le marché noir, mais cette génération était avide de vivre. Elle était instruite à un niveau minimum que bien peu de pays voisins atteignaient. Cette génération, qui généralement écoutait du Chaabi chanté en Darja, en ignorant superbement les artistes officiels chantant en arabe qu’ils ne comprenaient pas, tard le soir, à Oran, se trémoussait sur les rythmes lascifs et les paroles « limites » du Rai, à moins qu’elle n’exprimait ses rêves politiques dans la poésie kabyle du jeune Maatoub Lounès ou de Ait Mengellat.

Envoyer balader les vieux, la morale. S’amuser, vivre. Etre jeune. Vivre la promesse de l’indépendance. Et tout cela avec une musique ou une langue (l’arabe, le français ou l’anglais) qui ne serait pas importée, mais avec une musique et une langue sorties des racines meme de ce pays, un mélange de sa culture des cafés, de traditions anciennes et des cassettes de reggae qui circulaient, parfois rapportées de France par les cousins ou les oncles lors de leurs séjours estivaux…

Khaled avait auparavant, comme d’autres artistes de cette génération (Zahouania, Anouar, Sahraoui et Fadela, Benchenet, Raina rai) enregistré avec Rachid Baba Ahmed, chanteur et producteur de Tlemcen au génie inégalé.

Kutche, sorti en 1988, marque une étape importante et est l’un des premiers albums de rai vraiment ambitieux. Comme l’atteste la video, il marque l’entrée de l’Algérie sur la scène musicale internationale, bien plus loin que Idir qui, 10 ans auparavant, avait rencontré le succès en France avec A Vavai Nuva.

1988, c’est l’année où commencent les événements qui modèlent l’Algérie jusqu’à ce jour. En Octobre, la jeunesse d’Alger puis d’autres grandes villes, descend dans la rue, et attaque tous les symboles du pouvoir et du parti unique. Apres une répression féroce qui fait des centaines de morts parmi lesquels souvent des adolescents, un nouveau gouvernement est formé, une nouvelle constitution est rédigée et adoptée, le pluripartisme, la liberté de la presse et d’association s’installent. Parallèlement, une ébauche de libéralisation de l’économie est mise en place sous l’oeil attentif du FMI car l’économie, à cette époque, s’effondre au même rythme que le prix du pétrole sur les marchés internationaux. Le bilan de la présidence Chadli est donc, avant tout, d’avoir dilapidé en 10 ans les atouts de l’Algérie des années 70 en arrosant l’économie de subvention et en laissant s’installer une corruption à tous les échelons de la société, jusqu’au plus haut niveau de l’état.

1992, après les divers scrutins accomplis à la va-vite par un pouvoir/ ex-parti unique FLN pensant a chaque fois parvenir a garder le pouvoir en agitant la menace du parti islamiste FIS, parti qu’il avantage pour en faire son « adversaire » en le faisant bénéficier d’une impeccable couverture médiatique et de ses entrées dans les cabinets ministériels ou en le faisant jouir d’une relative impunité dans ses manifestations régulières à la limite de l’insurrection, alors que les autres partis de l’opposition (privés de moyens, récents, ou sortis de la clandestinité comme le FFS de Hocine Ait-Ahmed), peinent à s’organiser, la vague islamiste au scrutin de décembre 1991 explose littéralement les clans au pouvoir et les élections sont stoppées.
La population se divise. Dans un dernier sursaut de survie, le système invite son opposant de toujours, Mohammed Boudiaf, un inconnu pour la quasi totalité de la population, et pourtant membre historique de l’Organisation Secrète dans les années 40/50 et co-fondateur du FLN en 1954, « carte numéro 1 », forcé à l’exil en 1963. Mohammed Boudiaf accepte la mission ingrate et, tout en laissant l’appareil militaire essayer de reprendre le contrôle de la situation sécuritaire dans le pays au bord de la guerre civile insurrectionnelle, commence à sillonner le pays en tissant un lien particulier avec cette génération de jeunes nés après l’indépendance. Les écrivains, les artistes, puis des militants et enfin des pans entiers de la population découvrent un homme d’état qui les respecte et parle leur langue. Un homme qui ne participe pas du système et qui dénonce la corruption en même temps que celle-ci se révèle à ses yeux. Il est abattu le 29 juin 1992. La guerre civile démarre à ce moment là : mi juillet, un attentat à l’aéroport d’Alger fait des dizaines de morts.

En 1992, Cheb Khaled est numéro un aux USA avec Didi et commence une carrière internationale qui sera couronnée l’année suivante par le succès de la reprise de Chebba, produite par Don Was et Johnny Jay. Cette génération se prépare à affronter l’exil, la mort, la solitude et l’échouage au moment où certain parmi elle démontrent leur talent.

Quel gachis…

Nous devons cesser de nous opposer sur les choix que nous avons faits, parfois en les regrettant, parfois en les assumant, en 1992, quand les élections ont été annulées. Car si pour des raisons divers ce moment nous a opposés, si nous regardons cette date dans une chronologie qui va de 1988 avec les émeutes d’octobre et s’achève avec l’assassinat de Mohammed Boudiaf, alors, nous retrouvons les problématiques qu’une opposition réelle doit formuler, libérée de l’agenda des divers clans du pouvoir. Nous devons cesser de nous diviser sur leurs intérêts, et retrouver la révolte, les doutes, la ferveur, les espoirs et les ambitions de cette génération sacrifiée à la fin des années 80 pour que puisse cette fois s’affirmer la révolte, les doutes, la ferveur, les espoirs et les ambitions de la nouvelle génération qui vient.

Chebba, Cheb Khaled ,version de l’album Kutche, 1988.

Chebba, Cheb Khaled et Safi Boutella ,version 1993, remix pour le marché mondial produit par Don Waz

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