Dans un effort surhumain, tragique et douloureux, il nous reste à détourner notre regard de la mer et à nous retourner vers le pays qui s’étend en face de nous.

J’ai eu l’idée de ce site internet en 2012, et je l’ai mis en place en juin 2013, j’avais fixé une première échéance au mois d’août. Le pari fut tenu, et bien que le résultat fut très modeste, j’ai été très fier du travail accompli par les quelques contributeurs. Il y a eu une autre publication en septembre, puis en octobre et enfin en décembre, et chaque fois j’ai été incroyablement fier de chacun et chacune de celles et ceux qui ont permis de faire de Nedjma le site que vous avez sous les yeux. Un site que j’ai voulu un peu comme une revue. Un truc joli à regarder, avec des articles qui dureraient dans le temps, et où n’importe qui pourrait écrire.

Dès le départ ça a été très clair: je voulais quelque chose qui refléta la variété et la pluralité de l’Algérie, d’où cette insistance sur les pluriels dans les titres. Tout, sauf ce bulldozer idéologique hérité du centralisme jacobin français dans lequel ce pays étouffe et qui conduit les algériens à se haïr d’une région à une autre, d’une wilaya à une autre, les uns les autres, ce dédain, cette hogra. Quel gâchis pour un si beau, pour un si vaste pays, et quel mépris pour les peuples si fiers et si jaloux de leurs cultures qui le composent.

Nedjma… Dans son roman, Kateb Yacine saisit de façon presque prémonitoire comme seul le poète sait le faire la question qui, béante, s’étale encore devant nous, et voilà Nedjma racontée par quatre hommes.

Nedjma, vers laquelle leurs regards, leurs attentes et leurs espoirs comme toutes leurs désillusions convergent, destins faits de bric et de broc comme ce pays littéralement violé par l’occupant et tentant de survivre au poids effarant du déshonneur, tantôt hagards, tantôt hallucinés, tantôt violents, tantôt éteints.

J’insiste sur ce pluriel dans les titres car Nedjma est belle de tous les regards qui la frôlent et la révèlent. Elle est l’Algérie dans sa polyphonie si on l’accueille comme elle est.

Nous ne sommes ni le Maroc, ni la Tunisie, et encore moins la France. Nous sommes cette vaste Suisse en devenir au coeur du Maghreb, frôlant la poésie d’être ensembles qui nous liera dans notre pluralité et le respect de nos identités pour nous libérer des scories de la colonisation et apprendre enfin à nous mieux aimer nous-même tels que nous sommes.

Elle est là, notre liberté. Et cette liberté, cette beauté de nous réside précisément dans ce refus obstiné à nous laisser saisir, à nous laisser enfermer dans un cadre, à nous sédentariser dans un espace ou dans une langue. C’est ce refus têtu dans lequel nous mettons toute notre fierté qui nous définit , et qui, le 1er novembre 1954, nous a rendu notre dignité en un superbe retour à nous-mêmes.

Nedjma est une page qui se tourne, elle est l’entre-deux, elle est le lien. Le colon parti, il nous reste à le chasser de nos têtes. Dans un effort surhumain, tragique et douloureux, il nous reste à détourner notre regard de la mer et à nous retourner vers le pays qui s’étend en face de nous. La mer, ce cordon ombilical qui nous relie à cette mère revêche, imaginaire et vengeresse, fantasmée, brutale, belle et fascinante à la fois, la France. Ce cordon qu’il nous faut couper une bonne fois pour toute. Détourner nos yeux de la mer/mère nourricière et de ses crimes qui nous hantent encore.

Cette mer que tu as construite dans ta tête, séductrice sirène qui veut t’anéantir et qui te hante, t’appelle, et elle te dit, la méchante, la jalouse, qu’au delà, là-bas, tu seras libre. Et alors l’envie te ronge, tu préfères mourir que vivre, éternel hittiste le dos accolé à ta vie en ce pays bancal. Tu projettes ton futur ailleurs, et tu vieillis. Comme tu es bête! Comme tu es bête…

La mer, c’est ta prison, c’est le piège qui chaque jour te nargue et te regarde vieillir, c’est la lumière dedans tes yeux qui pâlit puis s’éteint, c’est ta jeunesse agonisante dans une barque de fortune sur les eaux de cette mer qui éventuellement t’avalera, garce de mer, c’est le poids de ton corps dans un centre de détention quand te voilà piégée dans cette Europe tant désirée, c’est ta vie de misère le regard fuyant la police et guettant les petits larcins, c’est ton échine voutée quand tu rentreras menotté. Tu ne vaudras pas plus cher qu’un poix chiche qu’on croque.

Le suicide, c’est l’illusion, ce sont tes larmes et ta tristesse, c’est plus encore pour ceux et celles qui t’aiment et que tu aimais l’envie de tout laisser derrière eux et partir, se jeter dans cette mer, de s’y briser loin de ce que tu auras fait de leurs vies, un vide immense et béant d’où aucune réponse jamais ne sortira, et ces vies, je te l’ai déjà dit, ne vaudront alors pas plus cher que des poix chiches qu’on croque.

Il y a les prières dans la mosquée où tu cherches un sens à cette mascarade en fuyant tout ce qui t’entoure, mais voilà, le monde subsiste quand tu lèves les yeux du Livre, et ce Livre, précisément, il t’a été donné pour que tu puisses le regarder, le monde, dans son incroyable beauté. Toujours, finalement, il faudra que tu le regardes et que tu apprennes à l’aimer tel qu’il est, ce monde auquel tu appartiens. Ou alors, c’est toi-même qui rabaissera ta vie au prix d’un poix chiche qu’on croque.

Il y a l’alcool, l’essence, la drogue, cette noyade amusante (que tu crois), et pathétique (en réalité), qui te vieilliront plus vite, la lumière dans tes yeux s’évanouira dans les larmes que tu ne pourras plus verser sur ton propre sort et le sort de celles et ceux qui t’entourent et, dans cette prison que tu te seras construite, ta vie ne vaudra pas plus cher qu’un poix chiche qu’on croque.

La mer dans notre dos, le cordon définitivement coupé dans nos têtes, voilà l’immensité de ce pays-continent, vaste, voici son incroyable gâchis dont il faut accepter d’être toutes et tous comptables, même et surtout quand nous n’y sommes, finalement, pour pas grand chose voire même pour rien, quelle injustice…

Laissons les criminels et les bourreaux à leurs crimes, leur nez dans leurs dollars puisqu’ils sont incapables de reconnaître leur rapine. Ils ne méritent pas notre temps, ce temps, nous l’avons suffisamment perdu, il est notre joyau, il est la promesse gravée par et dans le sang de celles et ceux qui lui ont donné leur vie. Un jour, les criminels tomberont telle une grosse pomme pourrie rongée sous son propre poids et l’appétit des vers qu’elle a nourris. Nous aurons, nous, planté d’autres arbres et fait fleurir le vaste jardin. Nous n’avons plus le temps pour la vengeance, la vengeance, c’est la marque de la vieillesse, la leur, et nous sommes la jeunesse. Nous sommes le peuple. Nous sommes beaux. Nous sommes demain et nous sommes maintenant.

La mer derrière nous, il reste l’immense, l’infinie solitude. Plus de bateau pour l’exil, plus de visa ni de passeport, ni de France ni même de Canada, plus de rêve d’un là-bas, plus rien si ce n’est notre propre vacarme, notre peur, nos larmes, et le silence, ce terrible silence avant le vertige.

Allez! Vas! Tu veux mourir? Vas-y! Meurs, là, maintenant. Imagine un grand sac dans ton cerveau, et vas-y, jettes-y toutes tes illusions, jette-les, tous tes rêves de France et de Canada, de Turquie ou de même de Roumanie. Vas-y, tout, jette absolument tout, même tes rêves de traversées de la mer par tempête et d’agonie aux fonds des eaux, vas-y, fais en le compte, fais en la liste et jette-les. Va au bord de la mer et crache bien le tout en un gros mollard qui donnera à manger aux poissons pour 77 générations. Pleure, hurle. Vas-y, Meurs, j’te dis! Meurs dans toutes tes illusions, dans tous tes rêves de France et de visas, crève, vas-y puisque tu préfères mourir dans la mer, vas-y fais-le maintenant! Et envoie chier tous ceux qui te disent sur Facebook que eux, ils ont réussi.

Avorte-toi de toutes tes illusions et contemple ce cadavre, ton cadavre métaphorique avalé par la mer tout juste bon à pourrir au fond de l’eau, regarde-toi menotté dans l’Airbus A321-Max composé à 60% de matériaux composites affrété par Luftansa qui te ramène à Dar-El-Baida. T’y auras jamais droit, à la modernité des matériaux composites, de toute façon, si ce n’est quand tu effleureras la carlingue de l’avion qui te ramèneras à ta prison, alors vas-y, crève une deuxième fois dans cet avion.

Rappelle-toi ton copain Mourad, mort de froid sous un pont près de Genevillier, il vendait des fausses Rollex à Barbès, il s’est fait tabasser un soir, il a crevé comme un astico, personne pour le pleurer. Rappelle toi ta cousine Farida disparue en tapinant sur le périphérique vers Saint-Ouen, le camion s’est arrêté, elle est montée, le mec l’a violée et tabassée, il l’a jetée avec le Kleenex avec lequel il s’est essuyé la queue. Rappelle-toi Rachid, mort quelque part, on ne sait pas où, on n’a pas retrouvé le cadavre, tout ce qu’on sait, c’est que le bateau a été retrouvé en morceaux du côté d’Alicante. Vas-y, meurt.

Alors, quand tu seras bien mort dans ta tête, tes yeux pourront voir la promesse, et tu n’auras plus peur de mourir ou d’avoir mal. Tu comprendras enfin que cela fait près de 60 ans que Nedjma t’attend, qu’elle est à toi, qu’elle est en toi, qu’elle est toi, qu’elle te contemple et qu’elle t’aime malgré toi, et malgré tout.

Tu découvriras enfin la mer, cette grande étendue d’eau qui borde ce pays où le soleil se reflète en t’éclaboussant les yeux. C’est beau, la mer, quand c’est la mer qu’on regarde pour ce qu’elle est. Non plus un mur, mais une promesse de beauté, là où Nedjma se mire dans le miroir de la Méditerranée. Tu les sentiras enfin, ces racines millénaires qui font de toi un homme ou une femme libre qui contemple et accueille le monde à la fois.

Tu regarderas le désert, cette autre mer qui borde le pays en son sud, la chevelure blonde de Nedjma quand elle se fait africaine, vaste mer de sable où flottent des îlots peuplés d’aventuriers aux cœurs fiers et nobles, et peut-être en pensant à eux voudras-tu redresser ton buste car il y a en toi un peu de cette fierté, un peu de cette noblesse qui coulent dans tes veines.

Ton cœur nettoyé de ses illusions, tu regarderas la gabegie, la corruption, la pauvreté, la saleté, la violence sociale, physique, morale, la hogra, la chita, cet échouage splendide non plus comme une prison mais comme les défis de ta génération. Tu ne les refuseras pas, tu les épouseras. Depuis 1962, cette réalité s’est installée, ce sont les dernières scories de la colonisation.

Nedjma t’était promise. Le temps n’est-il pas venu de la tenir, la promesse? Quand apprendras-tu à l’aimer, à mieux t’aimer toi-même? Quand apprendras-tu à la respecter, à te respecter toi-même. Quand te libéreras-tu de ce regard qui juge tout ce que tu détestes et que le colon t’a transmis à ton insus, pour adopter la compassion, la générosité et l’amour de ce peuple, ton frère, ton semblable malgré tout ce que tu peux en dire, et de ce pays qui est le tient et dont tu hérites que tu le veuilles où non. Ce pays que celles et ceux qui l’ont quitté soudain s’aperçoivent qu’ils l’aiment et qu’il leur manque.

Ce site n’existe que pour regarder, dire, raconter, imaginer et donner forme. Sous la plume, dans leurs mains, à travers les mots, les images créées, les chansons et les romans se dessine l’avenir au delà du présent, enraciné dans notre passé.
Alors, sortons des commémorations, sortons des plaintes, enracinons-nous dans le passé sans nous y encrouter, ne fuyons plus le présent mais embrassons-le, regardons l’avenir et inventons-le, ne regardons plus au loin mais regardons ce qui est pour le transformer. Faisons, racontons, regardons, échangeons et fonçons. Allez, roulez jeunesse! Faisons vivre notre indépendance.

Pour que de la polyphonie que nous sommes nous puissions discerner les traits de Nedjma. Ou plutôt devrais-je désormais me libérer de cette pudeur qui me retiens, et cesser d’appeler Nedjma la promesse pour enfin l’appeler par son nom.

Algérie.

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