La voiture traverse Alger, je suis assis sur le siège avant à côté de mon oncle Madjid. Tout va trop vite. Il arrête la voiture, il va acheter je ne sais quoi.
Cheb Sid Ali avec Hamouda, Abdelhak, Magid & Chikha Djenia : Raï Raina, edition coq d’or, Oran (1988), un de ces morceaux qui commencent doucement, ici sur un air de Jean Michel Jarre, avant de décoller… Toute la saveur du Rai des années 80.
La voiture traverse Alger, je suis assis sur le siège avant à côté de mon oncle Madjid. Tout va trop vite. Il arrête la voiture, il va acheter je ne sais quoi. Sur la plage avant, il y a un magazine, il revient, il a El Moudjahid. La radio est allumée, le soleil tape fort, je ne sais pas trop où nous sommes, tout va trop vite nous sommes quel jour, 4, 5, 6 septembre, je ne sais plus, le journaliste annonce que le gouvernement va autoriser un parti politique intégriste. Je crois que je pose une question, et aussitôt je me sens con, tout va trop vite, et puis de toute façon je suis venu enterrer mon père, et dans quelques heures je serai dans l’avion du retour, alors… Oui, trop vite.
C’était l’année dernière. Cet été là, j’avais écouté le quartets pour flute de Mozart par les freres Kuijken, et pas mal de rai sur Radio Beur, les dimanche soir je crois. J’avais enregistré des trucs dingues sur une cassette, d’ailleurs, je crois qu’elle traine encore quelque part, cette cassette, tiens. C’étaient des discussions à n’en plus finir, avec papa, le Japon, déjà, et Mitterrand, et l’Algérie. Il était fier, quand il y était allé la dernière fois, avant de faire ce putain de cancer du sang de travailleur immigré pourri à l’amiante, trois ans avant, en 1985, il en revenait pas, « ça construit partout », qu’est ce qu’il était fier, mais cette année, 1988, il était de plus en plus inquiet, un peu comme si tout son monde et ses espérances s’étaient évanouies. Plus de grand monde arabe uni, et des malades financés par l’Arabie Saoudite et la CIA qui non contents d’aller faire la guerre en Afghanistan commençaient à recruter des jeunes à la sortie des mosquées pour leur enseigner une espèce de truc desséché qu’ils appelaient islam. Cette année là, d’ailleurs il y avait eu une bagarre devant la mosquée, un vendredi, entre les fidèles réguliers et une bande dont ils ne connaissaient personne mais qui réduisaient la religion à des slogans et une tenue vestimentaire. Ça l’avait effondré. Je crois que c’est là qu’il a commencé à m’excuser de m’intéresser au bouddhisme, il me parlait des indonésiens, de bons musulmans, propres, respectueux.
Moi, c’était exactement le contraire, de l’Algérie j’espérais qu’elle émerge enfin, et le rai, c’était comme le soukouss pour les zaïrois, un truc dont on pouvait être fiers. Ça change, papa, ça change.
Alors quand les nouvelles des premières manifestations sont arrivées, en octobre, c’était comme si c’avait été la révolution du rai, pour moi. J’étais con, hein ?
Ça y est, ça bouge, je me rappelle blaguer avec mon copain Olivier, imaginer une Algérie leader culturellement, des filles en talons aiguilles et chignons sous leurs haieks dansant sur du rai dans les rues, des trucs idiots comme ça. Il n’y avait pas de raison, on avait les écrivains, les cinéastes, et le rai, alors si nous, les « beurs » comme on nous appelait, on rentrait au bled, putain, l’Algérie, elle dépasserait la France.
Voilà ce à quoi on pensait quand on se mettait à rêver. C’est idiot, hein…
Radio Beur rapportait les nouvelles du soulèvement, c’était comme Radio-Londres. J’étais heureux. Et puis quand on a commencé à savoir, les morts, l’armée qui tire sur les gamins, on a commencé à réaliser. Et alors quand l’armée a laissé faire les barbus, alors là, on a encore moins compris. Le lourd mur qui nous séparait de l’Algérie, les cents kilos de bagages, les devises, les douaniers pourris à Maison Blanche, toute cette merde qui nous séparait du pays s’est replanté entre nous et vous. Le black out était total sur ce qui s’était vraiment passé, mais vite, le 11 ou le 12, Chadli annonçait la démocratisation, et j’étais super fier que l’Algérie ait fait une révolution, putain mais qu’est ce que j’étais niais.
Vite, on a commencé à voir apparaître en kiosques de nouveaux journaux qui salissaient les mains, j’en achetais un avec des caricatures, c’était du trash, le système en prenait plein la gueule. Papa était de plus en plus inquiet. Il ne voyait pas l’avenir avec la naïveté de mes 23 ans.
Dans la voiture de mon oncle Madjid qui traverse Alger, je repense à ces événements de l’années précédente, qu’est ce que ça va vite. Et ce séjour, entamé le 1er septembre pour aller enterrer papa au village a eu la rapidité de l’éclair. J’ai revu tout le monde au village, tout le monde a été si gentil, revu ma sœur, mes oncles… Avec mes cousins, on a parlé politique, il me rapportent des histoires de répression, ils me parlent du printemps 1980, leur dégoût du régime, ma tante Faroudja m’apporte un grand poster avec l’alphabet tifinar. Une énergie incroyable et en même temps un dégoût profond. Partout, c’est la misère. Un cousin me dit, j’ai encore la phrase qui résonne dans ma tête, au détour d’un chemin que nous traversons en voiture, et que l’on voit une femme et ses enfants, pieds nus, « il y a des gens qui meurent de faim, tu sais, Madjid ». Non, ce n’est pas possible, il y a encore quelques années… Je suis écœuré, tout ça, ce n’était que du vent, que du mensonge ?
Mon oncle est gentil avec moi, à aucun moment il ne me fait sentir que je lui prends son temps. J’ai encore en moi le souvenir de ma promenade avec un cousin dans Alger, et la promesse que je me fais, quelle promesse idiote, tiens, alors que j’achète dans une librairie rue Larbi Ben M’hidi, encore piétonne, d’y habiter, tiens rue Larbi Ben M’hidi. Quand l’avion décolle et que la côte se dessine au dessous de cet avion pourri affrété par Air France, je regarde autrement les bicoques que j’apercevais en arrivant quelques jours plus tôt, « il y a des gens qui meurent de faim, tu sais, Madjid ».
Et je hais cette bande de salopard qui gouverne ce pays.
À aucun moment je ne me doute que ce voyage est mon dernier voyage jusqu’aujourd’hui. Après, il y aura les farces électorales, l’état de siège, les élections, Boudiaf assassiné, les attentats, et ces journaux qui salissaient les mains apparus après octobre 1988 qui commenceront à devenir de plus en plus glauques, comptant les morts, et dont les journalistes commenceront à se déverser à Paris pour chercher refuge, jeunes gens cultivés, brillants et talentueux, un gâchis.
50 ans apres 1962, octobre 1988, octobre 2013, ou la moitié d’une indépendance, la révélation dans le sang d’une trahison qui n’ose pas dire son nom.